LE VIN DES POETES : Episode 9 – De tout temps et en tous lieux (suite)

Après une première exploration dans la Bible, chez Ovide, les poètes chinois et… Pablo Neruda, nous poursuivons nos chemins du vin, partout et toujours, dans le monde.

 

SONETO DEL VINO (LE SONNET DU VIN)

Nous avions conclu le précédent épisode sur une oeuvre du poète chilien Pablo Neruda… Que dire à présent de ce superbe sonnet de l’écrivain argentin José-Luis Borges ?

Considéré comme un des classiques de la littérature mondiale du 20ème siècle, José-Luis Borges (1899 – 1986) est notamment l’auteur de L’Aleph, de L’autre, le même, du Livre de sable et de nombreux autres ouvrages oscillant de la poésie la plus pure à la réflexion philosophique et même politique.

 

¿En qué reino, en qué siglo, bajo qué silenciosa
conjunción de los astros, en qué secreto día
que el mármol no ha salvado, surgió la valerosa
y singular idea de inventar la alegría?

Con otoños de oro la inventaron. El vino
fluye rojo a lo largo de las generaciones
como el río del tiempo y en el arduo camino
nos prodiga su música, su fuego y sus leones.

En la noche del júbilo o en la jornada adversa
exalta la alegría o mitiga el espanto
y el ditirambo nuevo que este día le canto

otrora lo cantaron el árabe y el persa.
Vino, enséñame el arte de ver mi propia historia
como si ésta ya fuera ceniza en la memoria.

 

Sous quel règne, en quel siècle, sous quelle silencieuse

Conjonction des astres, par quelle journée secrète

Non immortalisée dans le marbre, est née la courageuse

Et singulière idée d’inventer la joie ?

 

Elle fut inventée avec les automnes dorés; le vin

Coule rouge tout au long des générations

Tel le fleuve du temps, et sur ce chemin ardu

Il nous prodigue sa musique, son feu et ses lions

 

Au cours des nuits de liesse ou des journées hostiles

Il exalte la joie ou atténue l’effroi

Et les louanges qu’aujourd’hui je lui chante

 

Lui furent autrefois chantées par l’Arabe et le Perse…

Vin apprends-moi l’art de voir ma propre histoire

Comme si elle était déjà cendre dans ma mémoire

(Traduction : Christine Besnaïnou) 

 

CHEZ LES ANGLO-SAXONS

C’est William Shakespeare le premier qui, à ma connaissance, donne la clef des rapports des anglo-saxons avec le vin. « Ô toi, invisible esprit du vin, si tu n’as pas de nom dont on te désigne, laisse-nous t’appeler démon. » écrit-il dans Othello… Démon ? Le mot est lâché… Démon en effet l’alcool qui asservit Jack London et ses voleurs d’huitres dans « Le Cabaret de la dernière chance » ; démon le gros rouge dont se nourrit le Miller parisien vivant des « jours tranquilles à Clichy »… Démon, puisqu’on ne résiste pas.

Heureusement souvent l’humour s’en mêle. Ecoutez John Steinbeck…  

« Deux gallons, c’est beaucoup de vin, même pour deux paisanos. Moralement voici comment on peut graduer les bonbonnes. Juste au-dessous de l’épaule de la première bouteille, conversation sérieuse et concentrée. Cinq centimètres plus bas, souvenirs doux et mélancoliques. Huit centimètres en dessous, amours anciennes et flatteuses. Deux centimètres de plus, amours anciennes et amères. Fond de la première bouteille, tristesse générale et sans raison. Epaule de la seconde bouteille, sombre abattement, impiété. Deux doigts plus bas, un chant de mort ou de désir. Encore un pouce, toutes les chansons qu’on connaît. La graduation s’arrête là, car les traces s’effacent alors et il n’y a plus de certitude : désormais n’importe quoi peut arriver. »

 

Tortilla flat est sans doute avec « Des souris et des hommes » l’œuvre la plus célèbre de John Steinbeck. Mais on lira aussi avec beaucoup d’intérêt son autre grand livre « Les raisins de la colère », histoire d’une révolte viticole en Californie qui ne peut laisser indifférent quiconque s’intéresse au vin.

LE CONSEIL DE PETER

Peter Mayle est le plus provençal des Anglais installés de plus en plus nombreux dans  nos régions sudistes… Le plus provençal et, de fait, le plus connaisseur de nos coutumes, de nos pratiques, de nos passions, de nos excès. Jugez-en, ô vous qui ne savez résister aux appels des barriques. Voici ce qu’il écrit dans son livre « Un bon crû » :

Manger la tête de deux choux crus permet de boire autant de vin que l’on veut sans problème. Les poumons de chèvre rôtis auraient le même effet, mais je n’ai jamais essayé… Le meilleur serait, paraît-il, les cendres de bec d’hirondelle : une ou deux pincées de cette poudre dans votre verre de vin et tout ce que vous boirez ensuite n’aura aucun effet sur vous…

Chiche ! Qui veut essayer ?

LE VIN POLONAIS

Il paraît que pour caractériser l’ivresse excessive, les Polonais usent d’une expression classique ; « Saoul comme un Français ! »… Mais qui a bien pu leur suggérer une idée pareille ? Il est vrai que Jarry / Ubu chantait :

On a bonne trogne / Quand on a bu / Viv’ la Pologne / Et l’Père Ubu…

Heureusement les Polonais ont aussi la poésie de Wislawa Szymborska, prix Nobel de Littérature en 1996.

D’un regard il me fit plus belle

Et je pris cette beauté pour moi.

Heureuse j’avalai  une étoile.

Il m’invente

Telle mon reflet dans ses yeux.

Et je danse, danse

Ailes déployées. 

La table est table, le vin est vin

Dans un verre qui est verre

Solidement posé sur la table.

Mais moi dans tout cela

Je ne suis qu’une illusion

Illusion sans limites

Illusion jusqu’au sang. 

Je lui parle de ce qu’il veut entendre :

Des fourmis mourant d’amour

Sous l’étoile du pissenlit.

Je lui jure que les roses

Chantent quand elles ont bu du vin. 

Je ris, je penche la tête

Prudente comme si je faisais une expérimentation

Et je danse, et danse

Dans une peau étonnée d’être à moi

Dans des bras qui me donnent forme. 

Eve de la côte, Vénus de l’écume

Minerve du front de Jupiter

Furent plus réelles que moi. 

Quand il ne me regarde plus

Je cherche mon reflet sur le mur

Et ne vois qu’un clou

Sans tableau.

(Traduction : Mary Telus)

 

IL VINO TRISTE

Picasso : Le buveur

« … Et pour que moins t’étonne ce que je dis, considère la chaleur du Soleil qui, jointe à l’humeur qui coule de la vigne, se  fait vin.

                                                                                               Dante

Deuxième pays producteur de vin au monde, pays des Arts et de la chanson populaire, l’Italie ne pouvait être à l’écart de ce livre… Les Romains déjà ne pouvaient concevoir leur expansion sans quelques pieds de vigne glissés dans leurs impedimentae, et rares sont les œuvres, même les plus contemporaines, d’où le vin est absent… Parfois on plonge même au plus profond du drame.

Né en 1908 dans une petite commune du Piémont italien, Cesare Pavese qui, toute sa vie, combattit le fascisme, se suicide à Turin en 1950…

  

Le plus dur c’est de s’asseoir sans se faire remarquer.

Le reste vient tout seul. Trois gorgées

Et puis l’envie renaît de penser solitaire.

Un décor de lointains qui bourdonnent se découvre soudain,

Chaque chose se perd, et être né et regarder son verre

devient un miracle. Le travail

(l’homme seul ne peut s’empêcher de penser au travail)

Redevient le destin très ancien qu’il est beau de souffrir

Pour pouvoir y penser. Puis, douloureux, les yeux

Se fixent dans le vide, comme ceux d’un aveugle.

 

Si cet homme se lève et qu’il rentre pour dormir,

Il a l’air d’un aveugle qui a perdu son chemin.

N’importe qui pourrait déboucher d’une rue et le rouer de coups.

Une femme pourrait déboucher et s’étendre dans la rue,

Jeune et belle, couchée sous un autre homme, gémissante

Comme jadis une femme gémissait avec lui.

Mais cet homme ne voit rien. Il rentre pour dormir

Et la vie n’est qu’un silence qui bourdonne.

 

A le déshabiller cet homme, on ne voit que des membres épuisés,

Et un peu de poil brutal, ça et là. Dirait-on

Que des veines où jadis la vie était ardente

Courent tièdes en cet homme ? personne

Ne croirait que jadis une femme ait caressé

Ce corps et embrassé ce corps qui frissonne

Et l’ait baigné de larmes, maintenant que l’homme,

Rentré pour dormir, n’y parvient pas mais gémit.

 

LE VIN, LE VENT, LA VIE

Difficile aujourd’hui de parler de vin, d’amour, de poésie, de joie, dans un monde arabe corseté par la religion… Que de richesses pourtant dans ce monde-là !

Né vers 757 et mort à Bagdad vers 815, Abû Nuwâs est considéré, deux siècles avant Omar Khayam, comme l’un des plus grands poètes arabes de son temps. Sa renommée s’est établie sur sa poésie érotique et bachique, celle d’un homme avant tout attaché au bonheur de vivre.

 

 

 

(à suivre)

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